Zénobie


        "Je dirai maintenant de la ville de Zénobie qu'elle a ceci d'admirable: bien que située sur un terrain sec, elle repose sur de très hauts pilotis, les maisons sont de bambou et de zinc, avec un grand nombre de galeries et balcons, elles sont placées à des hauteurs différentes, comme sur des échasses qui se défient entre elles, et reliées par des échelles et des passerelles, surmontées par des belvédères couverts de toits coniques , de tonneaux qui sont des réservoirs d'eau, de girouettes tournant au vent, et il en dépasse des poulies, des cannes à pêche et des grues.
Quel besoin ou quel commandement ou quel désir à t-il donc poussé les fondateurs de Zénobie à donner cette forme à leur ville, on n'en sait plus rien, et en conséquence, on ne peut dire si ce besoin, commandement ou désir, se trouve satisfait par la ville comme nous la voyons aujourd'hui, qui peut-être a grandi par des superpositions successives d'un premier dessein désormais indéchiffrable. Mais ce qui est sûr, c'est que si l'on demande à quelconque habitant de Zénobie de nous dire comment il verrait le bonheur de vivre, c'est toujours une ville comme Zénobie qu'il imagine, avec ses pilotis et ses échelles, une Zénobie peut-être toute différente, déployant bannières et rubans, mais déduire toujours de la combinaison d'éléments de ce modèle premier.
Cela dit, il n'y a pas à établir si Zénobie est à classer parmi les villes heureuses ou malheureuses. Ce n'est pas entre ces deux catégories qu'il y a du sens à partager les villes, mais entre celles-ci: celles qui continuent au travers des années et des changements à donner leur forme aux désirs, et celles où les désirs en viennent à effacer la ville, ou bien sont effacés par elle."
                                                                                        Italo Calvino, Les villes invisibles, 1974